La raison graphique de Jack Goody

Pérennité du contenu : l'écriture permet de visualiser l'information

Dans les sociétés orales, tout nouveau savoir-faire est conservé s'il a une utilité immédiate et applicable concrètement. L'auteur d'une nouvelle technique ou d'un nouveau procédé ne peut en effet le stocker sur un support pérenne en vue d'une utilisation future, ou bien simplement dans le but d'accroître le savoir commun. La connaissance progresse ainsi plus lentement dans le cadre de sociétés sans écriture qui ne peuvent pas compter sur un capital de découvertes inscrites sur un support pour progresser.

FondamentalProblématique

L'écriture, en tant que « dispositif spatial de triage de l'information[1] », s'affranchit des contextes de l'énonciation, ce qui facilite l'abstraction et la décontextualisation du savoir. L'écrit rend visible la contradiction, il permet de confronter et recouper les informations.

L'esprit humain se concentrant sur le discours écrit cesse de chercher à mémoriser l'information (aspect dynamique de l'oral), et cela lui permet de prendre du recul et d'analyser de façon différente, plus rationnelle, le contenu du discours. Automatiquement, une implication de la pérennité de l'écrit est que le lecteur possède davantage de temps pour lire les informations, les analyser et les retrouver. Particulièrement, sa lecture s'étale sur une période plus étendue que s'il avait simplement écouté le discours. Il est intemporel.

L'esprit critique du lecteur est notamment affûté, car les erreurs, incohérences et contradictions se perçoivent davantage par écrit que par l'oral. Ce fait mène parfois à une manipulation délibérée d'un discours à l'oral, l'orateur sachant que l'auditeur ne percevra pas la totalité de ses incohérences, et pourra obtenir l'adhésion de ce dernier. Il est plus difficile de manipuler un lecteur par l'intermédiaire d'un énoncé écrit.

ExempleLe rituel du Bagré

Jack Goody a transcrit un très long mythe des LoDagaa du Ghana appelé « Bagré noir », qu'il traduira et publiera en 1972 : plus de 6 000 vers récités « par cœur ». Dix-huit ans après, il revient au même endroit équipé d'un magnétophone et enregistre de nombreuses versions du même mythe : aucune n'est identique aux autres. J. Goody en conclut que l'on ne récite pas deux fois le même texte, tout simplement parce que la notion même de version originale n'a pas cours.

Le mythe une fois fixé grâce au magnétophone, les gens se mirent à juger des nouvelles versions en les comparant au texte enregistré. Certains signalaient dans cette dernière version des oublis ou des erreurs, ou incriminaient le narrateur. D'autres ont simplement perdu le Bagré : parce qu'ils pensaient que la version de Goody, recueillie auprès d'anciens qui avaient acquis le statut d'ancêtres, était la « vraie » version.

C'est de là qu'il tire une conviction : l'écriture n'est pas une simple mémoire externe. Elle change la nature même des savoirs.

ComplémentLa création individuelle dans les sociétés sans écriture

Pour Goody, la création individuelle est limitée dans les sociétés sans écriture. Le savoir est en effet transmis de manière uniquement orale et chaque nouveau porteur du savoir ajoute, sans nécessairement en avoir conscience, sa propre variation à l'œuvre. Il est donc impossible d'identifier avec certitude et de garder en mémoire l'identité des créateurs dans ces sociétés où chaque « récitant » est auteur et où le support ne permet pas de conserver de signature. Néanmoins, ces "récitants" contribuent à l'extension de la culture et peuvent ainsi être considérés comme des intellectuels bien que leurs noms ne soient pas conservés en mémoire au même titre que les auteurs dans des sociétés écrites.

  1. Citation de Jack Goody

    Jack Goody, La Raison Graphique, 1977.

PrécédentPrécédentSuivantSuivant
AccueilAccueilImprimerImprimer Gabrielle Rit, Pierre Lemaire, Laura Daras, Clément Routier 2013-2016 (Contributions : Stéphane Crozat, les étudiants de NF29) Paternité - Partage des Conditions Initiales à l'IdentiqueRéalisé avec Scenari (nouvelle fenêtre)