La marche des arbres

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Ces derniers jours, Ninon était souvent la première à se lever. C’était le printemps, il y avait à faire dans le jardin participatif. Elle avait convenu avec Robin et Emma qu'ils commenceraient à repiquer les tomates, dont les plans avaient muri dans la grande serre. On n'était que mi-avril, mais les températures étaient déjà assez élevées, même la nuit elle ne redescendaient plus en dessous de dix degrés, et tout risque de gelée était raisonnablement écarté. Spéciale dédicace au réchauffement climatique.

Sacha lui avait raconté qu'à ses débuts, le jardin n'était constitué que d'une dizaine de buttes et de quelques bacs en bois. On y pratiquait déjà la permaculture, sans engins motorisés, sans intrants chimiques. Ils avaient commencé par les légumes les plus simples, patates et betteraves, le combo milpa, courges, maïs et haricot à rames, et les tomates bien entendu. Au fil du temps, les Ups s’étaient habitués au travail manuel de la terre, ils avaient appris à l'apprécier. Grâce aux efforts collectifs, de nouvelles techniques avaient été introduites, dont les serres artisanales. Des fenêtres récupérées sur les maisons laissées à l'abandon posées sur des bottes de paille protégeaient les jeunes plans du froids et des intempéries en début de saison. On avait aussi diversifié les légumes, asperges, artichauds, fèves, petits pois, roquette ou mâche, on avait ajouté des fleurs, tulipes et roses vendues au marché hebdomadaire dès avril, et quelques arbres fruitiers avaient été plantés en périphérie.

Le jardin était depuis cette année alimenté en eau grâce à un système conçu par Ninon ; elle en était assez fière. Des gouttières récupéraient l’eau de pluie des toits des bâtiments de l'Upload et alimentaient de larges cuves surélevées. Un réseau de tuyaux enterrés permettait ensuite à l'eau de rejoindre des petites mares situées au cœur du jardin où l'on pouvait puiser avec des arrosoirs. Ce système évoquait à Ninon une réflexion de son grand-père « les plus grands fleuves sont issus de minuscules ruisseaux ».

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Mais depuis son arrivée à l'Upload, Ninon rêvait à un autre projet. Un jardin-forêt. Elle en avait dessiné les plans, sur un hectare environ, une prairie laissée à l'abandon à l'orée de la forêt n'attendait que ça. Elle avait estimé les investissements en temps et en argent, elle avait recensé les outils, préparé des tableaux pour le suivi de la croissance des arbres, exploré les débouchés des productions une fois déduite la conso propre de l'Upload. Son idée était géniale. Et ce soir, elle la présenterait au conseil. Et tout le monde trouverait l'idée géniale. Et on commencerait demain. Et ce serait génial.

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L'assemblée rassemblait la moitié des Ups, curieux du projet de Ninon, qu'elle avait malicieusement intitulé "La Marche des Arbres". Ninon avait présenté son projet en trente minutes environ, d'abord le principe d'un jardin-forêt, des espèces végétales nourricières en strates et en symbiose, des fruitiers classiques, pommes, poires, cerises, noix et châtaignes, des bouleaux pour la sève, des chênes et hêtres pour le bois, des baies, mûriers non épineux ou framboisiers, des vignes et kiwi pour grimper un peu partout, plus bas des champignons, des vivaces, oignons, rhubarbe, consoude, des aromatiques, des tubercules, rutabaga et topinambour, et ça et là quelques ruches. Même des saules dans la partie humide pour faire des paniers, des meubles en rotin. Elle montrait ses plans, ses calculs, des photos-montages bricolés à partir des archives de Wikipédia. Elle avait commencé un peu intimidée, tout de même, ils étaient au moins trois ou quatre cents dans le grand amphithéâtre extérieur en pierre. Mais à la fin de sa présentation, elle était à fond, alors, ça va être génial, non ?

Tout le monde applaudissait. Ninon arborait son plus beau sourire.

La première à se lever pour parler fut Emma.

— Si j'ai bien compris, tu voudrais utiliser la prairie qu'on laissée sauvage en bordure de forêt ? demanda-t-elle, un tout petit peu plus sèchement qu'elle n'aurait voulu.

Le sourire de Ninon s'effaça. Elle n'attendait pas de résistance. Surtout pas du côté d'Emma.

— Ouais c’est ça, répondit Ninon.

— Mais jusque-là, on y touchait pas à cette prairie... C'était fait exprès, hein.

La forêt de Compiègne était une ancienne forêt domaniale, mais dans le cadre de la décentralisation massive qui s'opérait, les forêts avaient été transférée vers les communes. De toutes façons la loi « zéro artificialisation brute » impliquait que pas un mètre carré ne pouvait être récupéré sur aucune forêt.

Mais « zéro artificialisation brute » ça ne lui suffisait pas à Emma, elle, elle voulait de la « naturalisation bien nette », qu'on rende des terres à la forêt. Sans s'en mêler.

Quelques mains se levèrent en signe de soutien à Emma. Rendons la prairie à la forêt.

Puis se fût au tour de Sacha. Là, elle s'y attendait un peu plus.

— Moi, je la trouve chouette ton idée Ninon, mais ça va prendre des années avant que les arbres ne poussent... Et franchement, respect pour le boulot que tu as fait, c'est hyper classe, c'est clair, on a envie d'y croire, mais ce sont de nouvelles techniques, on risque quand même de se planter. Est-ce que ce ne serait pas plus sûr de prolonger nos buttes de permaculture, comme on commence à savoir bien le faire ?

Les mains furent plus nombreuses encore à soutenir le propos de Sacha. Quand ça parlait jardin, il était respecté.

— Mais si on essaye pas, on ne saura jamais, faut aller voir, Sacha, n'est-ce pas ?

Ninon avait aussi ses soutiens, on sentait l'amphi partagé.

Enfin, c'est Robin qui créa vraiment la surprise.

— Moi, je propose qu'on plante du cannabis.

Les rires fusèrent. Pourtant Robin était sérieux. Ce n'était plus illégal et l'export leur rapporterait de quoi acheter des outils et améliorer un peu leurs conditions de vie.

Les discussions allaient à présent bon train, les opinions divergeaient. Jusqu’où étaient-ils prêts à aller pour équilibrer respect de la nature et besoins de la communauté ? Jusqu'où réouvrir les vannes de l'innovation ? Avait-ils vraiment besoin de plus, d'améliorer leurs conditions de vie ? Ninon continuait de défendre son idée. Elle tentait de convaincre d'un côté et de l'autre. On ne va pas mettre de la forêt partout, n'est-ce pas Emma ? Avec mon projet, on replante des tas d'arbres et en même temps on s'en nourrit, c'est une sorte de symbiose. C'est cool, non ? Et des arbres, Sacha, c'est un legs pour ceux qui viendront après nous, c'est chouette, ça non ? Et Robin ? Ils pourraient travailler ensemble pour voir comment ajouter du cannabis à ses plans, elle n'y connaissait rien, mais ils se renseignerait, c'était sûrement faisable.

— Ma crainte, dit Emma, et je pense qu’elle est partagée par d'autres ici, c’est que nous allons encore tout faire foirer ! L’exploitation des ressources naturelles a toujours mené à des désastres. La forêt c'est de la biodiversité, nous ne devrions toucher à aucun fruit d'aucun arbre d'aucune forêt !

— On pourra mettre en place des règles, des quotas, pour préserver les équilibres.

— Les règles on connait, continua Emma, les quotas on connait, on aura toujours une bonne raison pour ne pas les respecter... Au début on est plein de bonnes intentions, et à la fin, on fait tout foirer !

— Fuck les règles, intervient Robin, alerte bureaucratie !

La séance se clôtura et la proposition de Ninon serait soumise au débat dans le cadre de la tout-doux-cratie, le système de prise de décision qui régnait à l'Upload. Ninon proposa qu'on se donne trois mois pour trouver le consensus. Tout le monde était d'accord. C'était un premier consensus.

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Ninon contemplait le soleil qui se couchait sur la prairie. Elle leva la tête vers la forêt, sentant un lien avec chaque arbre qu'elle voyait. Les dilemmes ne seraient pas résolus par des règles strictes, ni par des idéaux, même pas par des rêves, aussi géniaux soient-ils, mais par une compréhension collective et une adaptation constante. Ensemble, ils allaient définir de nouvelles frontières, des frontières capables de se déplacer. Ninon prenait conscience de l'ère de questionnements et de réflexions qui s’ouvrait devant eux, donnant l’espoir d'un avenir durable parce que partagé. Son grand-père ne disait-il pas aussi « le monde ne nous parle que si nous savons l'écouter » ?

Quand même, elle espérait bien que ça marcherait, parce qu'un jardin-forêt, ce serait quand même juste génial.

CC BY-SA

D’après un texte original de Anna, Kamilia, Mômo, Wahida, Jérôme, Paul (2024), framablog.org, modifié par Stéphane Crozat (2025).