Trop belle

— Est-ce que tu veux faire l'amour avec moi ? demanda Alex à Sam.

Elle avait dû sacrément prendre sur elle pour faire cette avance. Ce n'était pas facile de s'offrir comme ça, en plein milieu du jardin, devant tout le monde. On rirait peut-être d'elle. Mais Sam était si belle, si ouverte, si brillante, qu'elle devait tenter sa chance. Elle lui faisait envie.

Alex était la plus jolie petite fleur d'un jeune pied de courgette qui avait été planté trois semaines auparavant par Joëlle. Il était issu d'une longue lignée qu'elle, et ses parents avant elle, et ses grands parents avant eux, plantaient avec soin chaque année. Comme elle l'avait appris, elle recueillait méticuleusement en octobre les graines du plus beau des premiers fruits de chaque pied, qu'elle avait laissé mûrir toute la saison jusqu'à ce que toutes les feuilles soient entièrement desséchées. Alex savait qu'elle mettrait tout son cœur à produire un très beau fruit, alors, si elle se dépêchait assez, ce sont peut-être ses enfants qui, l'année prochaine, recevraient les rayons du soleil de mai dans le potager de la petite exploitation familiale de Picardie.

Sam, c'était autre chose. Cela faisait trois années seulement que Joëlle avait commencé à installer de ces incroyables courgettes dont Sam était une si belle fleur. Elles arrivaient plus tôt dans l'année, dès mars, et elles résistaient jusque novembre, parfois décembre. Elles portaient plus de fruits, plus gros et plus beaux. La plupart des autres agriculteurs de la région avaient totalement délaissé les vieilles souches comme celle de Alex pour adopter ces nouvelles courgettes magiques qui arrivaient chaque début de printemps par camions entiers sur les places des villages et que chacun pouvait alors se procurer. Les pieds n'étaient pas donnés, bien sûr, mais ça valait le coup, à n'en pas douter.

— Je connais une petite mouche pollinisatrice, ajouta Alex, elle s'appelle Pauline, elle ne paye pas de mine mais elle est très sérieuse. Je peux lui demander, pour nous deux, si tu veux bien...

— Non merci, répondit Sam.

Elle répondit un peu sèchement et s'en voulut, elle ne voulait pas blesser cette pauvre petite fleur qui semblait si éprise d'elle. Elle ajouta alors :

— Ce n'est pas contre toi, je veux dire, c'est gentil de ta part, bien sûr, de proposer. Mais il vaut mieux que tu te reproduises avec des courgettes, comment dire, qui sont comme toi. Il y a plein d'autres fleurs dans ce jardin. Nous c'est mieux que l'on reste entre nous. C'est pour rester meilleures, nous nous déprécierions si nous nous mélangions.

Elle avait beau essayer, elle ne parvenait pas à ne pas être hautaine. C'est difficile quand on est supérieure de ne pas être hautaine.

— Meilleures ? Tu veux dire que vous êtes meilleures au goût et que si on faisait un enfant ensemble, il serait moins bon pour Joëlle ?

Alex cherchait vraiment à comprendre. Et comme elle adorait Joëlle elle ne souhaitait pas lui faire de moins bons fruits.

— C'est notamment cela, en effet, mais c'est plus général, nous sommes plus optimisées à tous points de vue.

— Optimisées ?

— Oui, nous sommes conçues pour mieux rendre service aux humains. Par exemple, la vitesse de croissance de nos pieds est supérieure de 21% aux vôtres, en moyenne, le poids à maturité de nos fruits est supérieur de 17%, et leur apport calorique est aussi supérieur de 32% ; par ailleurs notre consommation d'eau est inférieure de 8%, et...

Alex restait interrogative tandis que Sam égrainait ces chiffres dont elle se représentait mal la portée réelle. Elle comprenait qu'en effet faire des fruits plus gros et plus nombreux c'était mieux pour ceux qui les mangeaient. Et si en plus ils étaient meilleurs au goût... Mais elle pensait quand même que peut-être, si elle faisait un enfant avec Sam, il serait encore assez gros et assez bon pour faire plaisir à Joëlle.

Optimisées, répéta Alex en elle-même. C'est sûr que, maintenant qu'elle comprenait ce que ça voulait dire, elles paraissaient drôlement optimisées, ces nouvelles courgettes.

C'est vers la fin juillet, alors que l'air était devenu si sec et le soleil si brûlant que seul l'ingénieux système de canalisation de Joëlle empêchait le potager de mourir, que la première sauterelle se posa sur le pied de Alex. Elle, était fanée depuis longtemps, mais on pouvait voir son fruit mûrir patiemment sur un pied voisin situé de l'autre côté d'un petit enclos où paissaient les brebis.

Elle avait été très malheureuse après le rejet de Sam, elle avait bien failli se refermer aussi sec, puis, avait-elle pensé, Sam a certainement raison après tout, elle est trop belle pour moi, soyons raisonnable. Pauline lui avait alors trouvé une gentille petite fleur sur un pied voisin. Dominique était moins lumineuse que Sam, mais elle était drôle, elle avait une couleur presque orange, et était parcourue de petites lignes rouges. Elle était gentille aussi, et elle lui donnerait certainement un bel enfant.

Quelques heures à peine après la première éclaireuse, d'autres sauterelles parurent. Puis d'autres encore, puis par dizaines, puis par centaines, le ciel s'en était assombri comme pour un orage, il en tombait de partout. Les sauterelles se jetèrent sur les courgettes en choisissant de préférence celles qui étaient les plus belles, les plus grosses, celles qui étaient meilleures. Les courgettes de la vieille lignée dont avait fait partie Alex et Dominique eurent très peur, mais, finalement, elles n'eurent pas tant à pâtir du passage du nuage d'insectes. Lorsqu'il eut disparu, en revanche, il ne restait plus un seul plan des belles courgettes optimisées. Celles-ci eurent pour celles-là une pensée compatissante.

Les sauterelles ne s'étaient jamais aventurées aussi profondément dans le nord de la France, et les humains qui vivaient là n'était pas préparés à ce fléau. Ils furent nombreux à souffrir de la faim cette année—là, mais pas Joëlle ni sa famille. La saison fut frugale, mais les courgettes sauvées étaient devenues si précieuses qu'une partie fut profitablement échangée contre de belles quantités de sorgho.

Joëlle s'en était sortie grâce à la diversité dans ses jardins. Chaque are n'était pas utilisé au mieux, certainement, elle le savait bien, c'est ce que lui répétaient année après année ses voisins. Ceux-là mêmes qui avaient faim à présent et venaient lui demander un peu de ces pommes de terre toujours un peu véreuses qu'elle replantait pourtant chaque printemps et dont ils s'étaient moquées. Je les aime bien moi, mes vieilles patates et mes vieilles courgettes, leur avait-elle répondu alors, et puis, il faut de tout pour faire un monde, et encore, la nature n'est jamais optimale.

Elle répétait souvent cette phrase, la nature n'est jamais optimale. Ils n'y avaient jamais prêté vraiment attention. Elle-même, probablement, n'en n'avait jamais vraiment saisi le sens. Et puis, qu'est-ce que ça voulait dire optimal, à la fin ? Est-ce que ça existe les choses optimales ? Pas ici, ou pas encore, en tous cas.

CC BY-SA

Stéphane Crozat, 2024.