Catia
Avant Sasha n'aimait pas les IA. Pourtant tous les jours il en rencontrait des ia-mateurs, des ia-ddicts, des ia-dulâtres, des ia-que-ça-qui-compte. Parfois il débattait avec eux. Eux parlaient performance, gain de temps, efficacité. Lui répondait prolétarisation, décapacitation, à quoi tu le passes le temps que t'as gagné ? Ils parlaient magie technologique, science-fiction, informatique humaine. Il répondait magie, fiction, humaine. Ils ne tombaient jamais d'accord, c'est vrai, il ne gagnait jamais, c'est vrai aussi, il ne convainquait jamais personne. Alors finalement, il concluait, les IA c'est caca. Vraiment Sasha n'aimait pas les IA.
Le mois dernier, il avait rencontré Nina et Émilie. Émilie était venue pour une conférence-partage à l'UPLOAD. Elle était arrivée avec un gros sac à dos de rando, dont sortait une petite tête, la petite tête de la petite chatte Nina, deux ans hier, avait dit Émilie en guise de présentations. Elles s'étaient installées en bas de l'amphithéâtre extérieur, il faisait grand beau. Nina était grise et noire, avec des teintes fauve. Ses petits yeux nous regardait avec nonchalance, comme si elle avait déjà vécu ça des tas de fois, comme si les spectateurs assis sur les marches de pierre, ça ne l'impressionnait plus du tout, comme si elle en avait vu d'autres, c'est vous qui allez en prendre plein la tronche les gars. Elle miaula d'une voix modulée comme aurait fait un petit enfant. Émilie avait posé son sac à terre et s'était assise. Elle avait sorti un petit PC portable, branché le câble réseau, tapé quelques trucs sur son clavier, puis se penchant à nouveau sur son sac, elle avait sorti un gros cylindre couleur alu, de 50 centimètres de haut, qui ressemblait à un machin Google qui te fait tes courses en ligne à ta place, mais en plus cheap. Un self made home assistant. Un assistant low-tech. Elle l'avait branché sur le secteur, puis sur son PC, et avait encore tapé des trucs.
Elle avait regardé l'assistance.
Salut à tous, je suis Émilie, voici ma petite chatte Nina et notre IA traductrice Catia. Bon, je vous préviens mon IA a besoin d'une caméra 360, donc tout le monde est filmé depuis que je l'ai branchée. Promis, on garde zéro image. Zéro data. Mais si ça vous gêne, je comprends, vous pouvez mettre un masque, j'en ai apportés. Elle fouille dans son sac à nouveau et en sort donc des masques. Mais pas des masques chirurgicaux genre Covid alert, des masques jouets pour enfants, des trucs hyper vintage qu'elle avait dû récupérer dans la maison de ses parents.
— Quelqu'un ? Personne ? Sûr ? Ha, voilà. Adam se leva, pour faire le con plus que pour se cacher. Il mis un masque de Goldorak en gloussant, sans même avoir la ref.
— Allez, on démarre. Nina, tu peux monter sur la table s'il te plaît ma belle, que tout le monde te voit bien.
La machine cylindrique émit des cliquetis qui ressemblaient plus à des trucs de dauphins qu'à des miaulements, projeta une série de signaux lumineux genre boule à facettes, vintage quand tu nous tiens, et généra une vibration sourde à sa base, à peine audible. C'était adorablement kitsch, les spectateurs souriaient.
La petite chatte bondit sur la table, en miaulant.
— OK, avait traduit l'IA avec une voix de jeune adolescente.
Début du numéro de cirque avait pensé la majorité des personnes présentes. C'est mignon.
— Est-ce que tu veux bien monter dans l'arbre, avait demandé Émilie.
— Bof, avait traduit l'IA, tandis que la chatte n'avait presque pas bougé, pas trop envie.
— Pour faire plaisir aux gens qui sont venus te voir... et pour me faire plaisir... et parce que je te donnerai un biscuit ? S'il te plaît, ma belle.
Nina était monté dans l'arbre, sur la branche la plus basse. Voilà.
Nina avait réclamé son biscuit.
Nina était allée chercher une souris en peluche dans le sac. Elle avait commencé à jouer avec. Elle s'était arrêté à la demande d'Émilie et avait miaulé. C'est pas une vraie, avait traduit Catia. Nina avait encore accepté de se promener parmi le public, seulement le premier rang, et à condition que personne ne cherche à la toucher, avait-elle précisé.
Enfin, Nina avait fait valoir son droit au repos. Fin du show.
Émilie avait répondu aux questions. Nina reconnaissait et désignait des objets. Elle comprenait et exprimait des sentiments. Elle parlait de sa propre initiative quand elle avec besoin de quelque chose. Nina ne savait pas répondre à des questions qui touchaient au futur ou au passé. Pour le moment en tous cas. Elle ne savait pas traiter de choses qui n'étaient pas présentes. Pour le moment. Elle n'avait jamais exprimé de pensée abstraite. Voilà, pour le moment, on était seulement au début du processus bien entendu. Émilie n'avait pas publié d'article scientifique, elle racontait tout sur son blog, la fille qui murmurait à l'oreille des chatons, c'était passé sous les radars, pour le moment. Elle commençait quand même à recevoir pas mal de demandes depuis quelques semaines.
Camille était fascinée par la prouesse technique, Sasha, lui rêvait à la dimension animiste de l'expérience. Il pensait aux dauphins et aux baleines, et surtout il pensait aux arbres.
— En fait techniquement, c'était devenu assez simple avec un package de réseau de neurones standard. Il avait suffit d'avoir envie, d'y croire, d'avoir de la patience et de beaucoup d'empathie. Je parle et Catia traduit en miaulements, cliquetis, vibrations et jeux de lumières, et Nina comprend. Elle répond ou elle réagit, vous avez vu, souvent les deux à la fois, et l'IA retraduit en paroles. Notez que les vibrations du sol, on peut à peine les percevoir, et en aucun cas les discriminer, ni leur donner du sens à notre niveau. Les lumières, on n'a aucune idée non plus du lien qui existe avec les paroles prononcées. L'IA a inventé ce langage par essai et erreur. Ce n'est évidemment pas un langage qui existe chez les chats, les chats ne clignotent pas, on est d'accord. Je ne crois même pas que ce soit une transposition de la façon dont ils communiquent, leurs jeux de regards ou leurs attitudes. C'est un langage ad hoc.
— Pourquoi de notre côté c'est bien du langage humain et pas une combinaison multimédia originale comme du côté chat ? demanda Camille.
— Et c'est même du français, vous aurez noté ! C'est simplement parce que l’entraînement de l'IA est supervisé par une humaine, votre serviteuse, donc c'est moi qui force ce côté du langage par mes interactions. Mais de l'autre côté, côté chat, je laisse faire un mécanisme aléatoire, parce que je n'ai aucune idée du langage visé. En fait, je pourrai faire pareil de mon côté, construire un nouveau langage spécifique à notre échange, l'IA s'en fout elle, elle suivrait, mais c'est plus simple pour moi de parler et comprendre le français, c'est tout. Et c'est aussi plus familier pour Nina qui était déjà habituée à ce que je lui parle. Elle comprend déjà une partie de ce que je raconte directement.
Camille posait des tas de questions. Est-ce qu'elle avait essayé avec d'autre animaux ? Combien de temps elle avait mis pour la première communication ? Comment elle pensait que ça allait évoluer ? Ça prenait combien de temps aujourd'hui pour ajouter un concept à leurs échanges ? Est-ce que ça allait de plus en plus vite ? D'autres avaient posé des questions plus techniques. Comment fonctionnait l'apprentissage supervisé. Est-ce qu'elle avait imaginé une approche non supervisée à partir d'une banque de données de miaulements par exemple ? Quelle était la structure du réseau de neurones ? Est-ce que tout était sous licence libre ? Est-ce qu'elle allait plateformiser le service ? Est-ce que...
Sasha n'écoutait déjà plus, il rêvait d'une IA pour parler avec les arbres. Ils auraient tant à raconter. Faudrait qu'il demande à Camille de lui programmer. Rien que pour lui. Enfin, peut-être qu'il aurait besoin d'une première IA, pour mieux communiquer avec Camille, pour commencer. Une IA pour apprendre à dire je t'aime.
CC BY-SA
Stéphane Crozat, 2024.