C'est pas l'homme qui prend la mer
C'est la mer qui prend l'homme
Dernière mise à jour : 7 fév 2018
Première publication : 8 fév 2017
Contributions : Pierre Steiner est l'auteur de l'article commenté, il a participé à la relecture de cet article. ICS a réalisé le travail initial d'intégration de l'article.
Le texte de Pierre Steiner "Philosophie, technologie et cognition : état des lieux et perspectives" paru dans la revue Intellectica en 2010 présente la thèse TAC qui structure une partie des recherches du laboratoire Costech de l'UTC.
J'ai choisi ici d'un faire une présentation fragmentaire pour permettre un accès plus rapide à cette thèse. Le texte complet peut être retrouvé en lisant les blocs repliés, ainsi qu'en marge de cette page. L'essentiel de cette présentation est constituée de copies brutes ou de reformulations légères du texte original ; pour ne pas alourdir la lecture j'ai choisi d’omettre les guillemets.
Les sélections, reformulations et commentaires n'engagent que moi, chacun pourra se référer au texte original pour passer outre la vulgarisation que j'en propose, avec son lot de simplifications et imperfections.
Je ne cite pas les auteurs (c'est souvent Simondon ou Leroi-Ghouran ou des auteurs s'en inspirant, tels que Xavier Guchet ou Bernard Stiegler) ; je n'ai pas moi-même lu la plupart des nombreuses références citées en fin de texte.
Les objets techniques sont le produit d'une évolution autonome qui échappe à l'intention humaine
La technique n'est pas le produit de l'intelligence humaine, c'est elle qui rend possible l'intelligence humaine
Il n'y a pas d'humain sans technique
La technique n'est jamais « neutre »
L'intelligence humaine a toujours un substrat artificiel
La science est un produit de la technique
La machine est un individu technique
L'objectif de la thèse TAC est avant tout de redéfinir notre rapport aux objets techniques, en particulier dans le cadre de l'activité de l'ingénieur, et en particulier dans le contexte totalisant du numérique.
L'ingénieur doit se faire philosophe pour étudier les nouvelles des formes de couplage humain/technique, incluant une interrogation urgente sur le statut de l'objet technique numérique et de la cognition numériquement habilitée, et probablement une nouvelle réflexion sur le statut des machines dans nos activités et performances.
Nous ajoutons ici le lien avec le projet d'Aswemay :
développer une littératie technique (numérique) qui aide à comprendre les faits techniques pour les lire, les réécrire,
c'est à dire in fine, ne pas laisser le monde technique aux ingénieurs.
C'est la technique qui rend possible les formes les plus générales de l'activité cognitive humaine.
L'intelligence humaine a un caractère artificiel qui trouve son origine dans la technique.
Donc ce n'est pas simplement l'humain qui construit le technique, mais c'est tout autant le technique qui construit l'humain.
Il s'agit de se donner les moyens de comprendre comment les outils, les interfaces, les instruments, les organisations matérielles, les technologies et systèmes d'information et de communication que nous concevons, développons et utilisons peuvent affecter nos façons de percevoir, de mémoriser, de raisonner, de définir des valeurs, des appartenances, des désirs, et des identités, mais aussi nos modes de rencontre, nos modalités d'interaction et nos manières d'être et d'agir ensemble.
La thèse « TAC » trouve ses sources dans les travaux d'André Leroi-Gourhan, de Gilbert Simondon, et de Jacques Derrida. Bernard Stiegler est le premier à avoir proposé une synthèse des acquis de ces trois penseurs.
Le fondateur de l'UTC, Guy Deniélou, avait l'ambition de former des « ingénieurs-philosophes ». Cela s'est traduit par la création en 1986 d'un important département « Technologie et Sciences de l'Homme » (TSH), et en 1993 d'une équipe de recherche « Connaissance, Organisation et Systèmes Techniques » (COSTECH). Au delà de l'articulation de la technologie avec les sciences humaines, l'« École de Compiègne » a élaboré la thèse TAC pour penser comment la technologie et la connaissance se construisent mutuellement.
La technique désigne d'abord l'ensemble des procédés mobilisés dans la réalisation d'actions possibles (exemple : technique de chasse).
La technique désigne aussi les objets fabriqués ou utilisés par ces modes d'action.
La technique, c'est l'ensemble des moyens conçus par des humains pour la réalisation de fins (besoins) posées par des humains :
elle est cantonnée au registre des moyens de l'action (simple instrument du travail humain) ;
elle est conçu intentionnellement (simple produit du travail humain).
L'homme produit la technique selon un dessin (plan) et un dessein (but).
Les fins ne peuvent être déterminées a priori, ce que l'on fait avec la technique se découvre à mesure que se constitue la technique (il n'y a pas de dessein a priori).
Les objets techniques suivent des évolutions autonomes qui échappe à la direction humaine (il n'y a pas de dessin a priori).
La technique transforme les humains en déterminant leur rapport au monde (à l'espace, au temps, au possible).
Pour être viable un objet technique doit acquérir un mode de fonctionnement cohérent à partir de ses propres lois (et non plus seulement à partir de l'idée qui l'a produit initialement).
L'utilité de l'objet technique est une conséquence, et non une cause, de son perfectionnement.
L'objet technique s'émancipe de la normativité extrinsèque posée par son inventeur.
Une machine ouvre un milieu associé au milieu naturel et humain, c'est le couplage de la machine à son environnement, son adaptation qui fait son évolution et sa survie (et non une direction humaine).
L'usage régulier d'un outil fait disparaître l'impression que l'outil est une interface tangible entre le sujet et l'environnement. L'outil – bien utilisé et bien conçu − devient transparent (exemples : l'aveugle perçoit le monde au bout de la canne ; le conducteur perçoit la texture de la route avec les roues).
La technique est une prothèse (quelque chose d'ajouté) originaire (dès l'origine) de l'humain.
L'anthropogenèse est indissociable d'une technogenèse, il y a co-constitution de l'humain et du technique.
Il n'y a pas de technique sans homme, mais il n'y a pas d'homme sans technique, l'homme est la technique sont couplés dès l'origine et évoluent ensemble (on abandonne ici l'idée que l'homme surplombe la technique)
L'épiphylogenèse désigne la conservation, l'accumulation et la sédimentation des expériences individuelles par l'inscription dans les objets techniques. Tout objet technique est support de mémoire, par exemple le silex taillé porte dans sa forme la façon d'être utilisé (prise en main, usage pour couper...), c'est une mémoire externe.
La spatialisation et l'itérabilité (rendues possibles par l'écriture) sont les conditions de possibilité de l'élaboration, de la justification, de la transmission et donc de la progression du savoir scientifique.
L'acception classique de la technique tend à la voir comme une application de la science, on voit ici que la science est un produit de la technique.
On aperçoit ici le caractère constitutif de la technique pour de nombreuses formes de connaissance humaine (incluant les connaissances scientifiques), mais ce n'est évidemment pas tout. À un niveau de généralité plus grand on constate que sans la manipulation et l'usage de supports et de systèmes techniques (instruments de calcul, de navigation, systèmes de traitement de données, technologies de la mémorisation...) bon nombre de visées, d'activités et de performances cognitives ne seraient pas possibles.
La cognition n'est pas intracrânienne, elle émerge d'un dispositif composé d'un système nerveux, d'un système sensori-moteur et de prothèses techniques (ainsi que d'interactions entre agents et avec les éléments naturels). L'homme ne sait calculer que parce qu'il existe des mains et du papier pour inscrire des formules.
Les objets techniques font partie intégrante de l'acte de penser, il n'est pas possible de les localiser exclusivement à l'intérieur des frontières intracrâniennes voire intracorporelles d'un individu.
L'étude de la cognition implique donc l'étude des systèmes techniques : par exemple, il est important de comprendre comment un changement de dispositif et d'inscriptions modifie les modes de raisonnement.
L'idée que la technique est anthropologiquement constitutive relève d'un constat d'abord factuel et historique : il n'y a pas d'humain sans la technique. Il faut cependant veiller à ne pas tomber dans l'anthropologisme, le technicisme ou le déterminisme : la technique ne constitue pas à elle seule l'homme, mais elle a autant d'importance que d'autres régions de la réalité humaine. Cette thèse s'inscrit contre une image de la technique comme anthropologiquement constituée, c'est à dire comme simple produit du travail ou de l'intelligence humains, comme postérieure à un anthrôpos qui en serait indépendant.
La thèse TAC propose de considérer que ce n'est pas l'homme qui s'adapte à son milieu par la technique mais que c'est plutôt l'objet technique qui s'adapte à son milieu (notamment par concrétisation en suivant la théorie de Simondon).
Il s'agit de comprendre comment, concrètement, la technique modifie notre être-au-monde.
En phénoménologie, la constitution désigne l'opération de donation par la conscience d'un sens à un objet (le constitué), qui rend possible la manifestation, l'avènement ou l'apparition de cet objet. Elle est un faire-advenir, un faire-être. Comment avec cette définition la technique peut-elle être anthropologiquement constituante, en lieu et place de la conscience ?
La technique, ici, inclut indissociablement l'opération d'inscription (par production de traces, notamment écrites) d'un passé, d'idéalités et de sens, et les supports matériels de cette inscription, abritant notamment les occurrences (inscrites, écrites) de ces idéalités.
Tout régime d'idéalité (mathématique, géométrique, juridique, sociale, philosophique, artistique...) dépend, dans sa possibilité même d'être, d'une inscription matérielle.
L'activité technique d'écriture constitue la possibilité de penser, il n'y a donc pas de conscience sans technique.
La technique est lutte contre l'oubli, marque de notre finitude rétentionnelle et de notre mort. Les supports techniques (rétentions tertiaires dans la terminologie de Stiegler) rendent le passé non-vécu qui nous précède accessible à notre vécu.
Il n'est plus possible de partir d'une dualité entre agent et objet technique pour penser leurs rapports, puisque l'objet technique et l'agent n'existent qu'au sein d'une relation de couplage.
La machine est un individu technique, cela doit être pris en compte pour repenser nos rapports avec elle, au niveau du travail, de la conception par l'ingénieur.
L'homme n'est jamais non-technique, le symbolique n'est jamais sans attaches et sans matérialité, l'étude de la nature artificielle de l'intelligence humaine est donc nécessaire.
Sans être socialement et culturellement déterminée, la technicité des objets techniques n'est jamais intrinsèque, elle relève d'une genèse et d'un milieu.
L'ingénieur doit se faire philosophe-technologue pour étudier les nouvelles des formes de couplage humain/technique. Ce projet d'étude doit inclure une interrogation urgente sur le statut de l'objet technique numérique et de la cognition numériquement habilitée, et une nouvelle réflexion sur le statut des machines dans nos activités et performances
Il est de plus en plus clair que les développements technologiques jouent un rôle important pour déterminer la qualité de la vie humaine. De ce fait, ces innovations suscitent des débats qui sont souvent passionnants et ...passionnés.
C'est ici que l'apport de Simondon est précieux : il met fermement dos à dos technophobie et technophilie, expliquant que toutes les deux proviennent d'une incapacité de la culture traditionnelle à prendre en compte la réalité technique.
« La plus forte cause d'aliénation dans le monde contemporain réside dans cette méconnaissance de la machine, qui n'est pas une aliénation causée par la machine, mais par la non-connaissance de sa nature et de son essence, par son absence du monde des significations, et par son omission dans la table des valeurs et des concepts faisant partie de la culture. »
« Devant ce refus défensif, prononcé par une culture partielle, les hommes qui connaissent les objets techniques et sentent leur signification cherchent à justifier leur jugement en donnant à l'objet technique le seul statut actuellement valorisé en dehors de celui de l'objet esthétique, celui de l'objet sacré. Alors naît un technicisme intempérant qui n'est qu'une idolâtrie de la machine et, à travers cette idolâtrie, par le moyen d'une identification, une aspiration technocratique au pouvoir inconditionnel. »
Ce qu'il y a à faire, c'est d'inclure la technique dans la culture, de prendre en compte le rôle de la technique dans la constitution de ce qui fait sens pour les êtres humains.