Péambule

L'âme humaine est en papier

« Il était une fois un homme qui avait eu une escarmouche avec la police. L'affaire terminée, il reste un dossier qui risque de resurgir à la première occasion. Notre homme décide donc de le détruire et s'introduit à cette fin dans les locaux du Quai des Orfèvres. Naturellement, il n'a ni le temps ni le moyen de retrouver son dossier. Il faut donc qu'il supprime tout le "sommier", ce qu'il fait en incendiant les locaux à l'aide d'un bidon d'essence.

Ce premier exploit couronné de succès et sa conviction que les papiers sont un mal absolu dont il convient de délivrer l'humanité l'encouragent à persévérer dans cette voie. Ayant converti sa fortune en bidons d'essence, il entreprend la tournée méthodique des préfectures, mairies, commissariats, etc., incendiant tous les dossiers, tous les registres, toutes les archives, et comme il travaillait en solitaire, il était imprenable.

Or voici qu'il constate un phénomène extraordinaire : dans les quartiers où il a accompli son œuvre, les gens marchent courbés vers le sol, de leurs bouches s'échappent des sons inarticulés, bref ils sont en train de se métamorphoser en bêtes. Il finit par comprendre qu'en voulant libérer l'humanité, il la ravale à un niveau bestial, parce que l'âme humaine est en papier. »

Michel Tournier, Le roi des aulnes (1970)

AccueilDocument > Péambule